Edition originale : A Planet Called Treason, St. Martin's Press, Inc., New York, 1979.

Traduction : Denoël (Présence du Futur), 1980, Alain Dorémieux.


L'auteur

Orson Scott Card est né le 24 Août 1951 à Richland dans l'état de Washington. Mormon pratiquant, il a été élevé dans une foi rigide. Ses parents lisaient beaucoup et possédaient énormément de livres et c'est tout naturellement que le jeune Card se rendit compte qu'il préférait lire à toute autre activité. Les premières histoires qu'il lut étaient des histoires fantastiques et des contes de fées. A l'âge de 9 ans, il commença à s'intéresser à la science-fiction. Il fit ensuite ses études universitaires dans l'Utah, puis suivit un parcours peu commun pour un auteur de SF, en commençant par être missionnaire deux ans au Brésil puis par enseigner dans une école religieuse pour adultes à Salt Lake City. Ce parcours religieux se retrouvera dans son œuvre, souvent sous forme de réflexions, de questionnements sur l'homme, le divin et sous forme de personnages en quête de rédemption et de grands destins.

En 1977, à l'âge de 26 ans, Card publie sa première nouvelle, pour laquelle il obtient le prix John Campbell du meilleur nouvel auteur. Deux ans plus tard, il publie son premier roman, Une planète nommée Trahison. Mais la consécration viendra en 1985, où deux années de suite il obtiendra le prix Hugo* et le prix Nebula** pour, respectivement, La Stratégie Ender et La Voix des morts.

Card semble plutôt se porter vers la fantasy, l'uchronie et les fictions temporelles. Il s'attache à de longues sagas en plusieurs volumes comme les sept tomes des Chroniques d'Alvin le Faiseur. Dans ce dernier, l'action se déroule dans une Amérique du Nord alternative où la magie est plus ou moins présente et où il développe des personnages complexes. Son style se caractérise par des préoccupations morales, le goût des personnages messianiques et un talent de conteur indéniable. Card est un exceptionnel créateur de mondes imaginaires, auteur de quelques-unes des œuvres les plus marquantes de ces 20 dernières années. Il vit actuellement à Greensboro dans l'état de Caroline du nord avec sa femme Kristine et ses 5 enfants.

* Prix Hugo : Prix décerné chaque année par les auteurs professionnels de la SF et de la fantasy (le Goncourt du genre).

** Prix Nebula : Décerné annuellement par la Science-Fiction and Fantasy Writers of America (organisation regroupant des écrivains de SF et de fantasy), le Nebula est attribué à l'oeuvre jugée la plus novatrice.


Œuvres majeures

Une planète nommée Trahison (Denoël – Présence du Futur)

Espoir-du-cerf (Denoël – Présence du Futur)

Les maîtres-chanteurs (Denoël – Présence du Futur)

La Stratégie Ender (4 tomes chez J'ai Lu – Science-Fiction)

Les Chroniques d'Alvin le Faiseur (7 tomes chez Gallimard – Folio SF)


Résumé

Les plus grands savants de la Terre se sont rebellés contre la toute-puissante République. En représailles, ils furent exilés sur une planète ne contenant pratiquement pas de fer ; et qui dit absence de fer, dit impossibilité de construire un astronef et de s'échapper !

3 000 ans passent. Chaque exilé a fondé une Famille plus ou moins puissante, le territoire conquis par elle prenant le nom de son ancêtre. Toutes ont développé des facultés particulières en relation avec la spécialisation de leur fondateur. Mueller, par exemple, est spécialisé dans la génétique ; ce sont des régénératifs : leurs membres repoussent, leurs blessures guérissent presque instantanément.

Chaque Famille possède un « Ambassadeur », appareil où ils déposent leurs trouvailles. En échange, la République leur envoie du fer (en petite quantité) selon la valeur estimée de ce qu'ils ont à offrir. Pour les Mueller, ce sont des membres, des organes (ils les prélèvent sur certains des leurs, parqués comme du bétail, chez qui des membres et des organes supplémentaires poussent de façon incontrôlée, comme une sorte de cancer : les régénératifs radicaux).

Mueller domine ce monde médiéval car il possède le plus de fer (indispensable pour la guerre). Mais une autre Famille vendant des idées techniques et physiques est sur le point de les surpasser.

Un jour, l'héritier en titre, Lanik, se réveille avec une paire de seins : il constate avec horreur qu'il est devenu un radical ! Exilé, il ira de Famille en Famille, apprenant des choses stupéfiantes comme parler et se faire obéir de la roche, ralentir ou accélérer le temps. Guéri par une Famille pouvant modifier l'ADN, il finira par réunifier et libérer sa planète.

Quête initiatique fortement teintée de morale, cette magnifique fresque, digne des meilleurs romans de science-fantasy de Jack Vance, est remplie d'humanité, d'intelligence et de beauté. Poignant et inoubliable. Un roman extraordinaire tant par ses idées originales que par son côté écologiste prônant la paix et l'amour du prochain.

- On a quand même de la chance. Une chance inouïe.

- Ouais, une sacrée veine ; on ne le dira jamais assez.

- Dire qu'il y a cent ans personne n’échappait à la mort !

- J'ai de la peine à y croire, franchement. Et pourtant, si mes parents avaient vécu une dizaine d'années de plus, ils auraient pu bénéficier de la Régénération continue.

- C'est vrai. Te rends-tu seulement compte de ce que les gens devaient subir en ce temps-là ? Les maladies, les douleurs, la bureaucratie… rien que des tracas sans fin !

- Et puis il y avait la vieillesse…

C'est juste : la vieillesse... Ca laisse songeur !

- Voir son corps se décrépir et se racornir sans pouvoir faire quoi que ce soit pour y remédier. Ce devait être drôlement angoissant !

- Et tout à fait inutile. Heureusement, tout ça c'est fini ; bien fini.

- Ouais. Mais n'empêche, ça me fait froid dans le dos !

L'homme se leva, étira ses membres endoloris et jeta une pastille d'air dans l'oxygénateur incorporé de son scaphandre étanche.

- Je me demande quand même si on n'y a pas perdu quelque chose, reprit la femme. Je ne sais pas. La vie devait avoir plus de relief alors.

- Tu racontes des bêtises, 228 ; la vie, à cette époque, était sale et répugnante. Ca puait, ça polluait, ça grouillait. Et puis tu oublies la criminalité, les guerres, les catastrophes naturelles. Non. On y a largement gagné, je t'assure.

- Peut-être... Mais regarde-nous, 341. Il y a deux ans que le Comité nous a appariés. J'ai une jolie maison, entièrement automatisée, tu as un boulot bien payé à l'usine et, chaque semaine, tu ne trimates pas plus que les cent douze heures syndicales. L'Office de surpopulation nous permettra peut-être même d'adopter un bébé synthétique d'ici quelques années si nous nous montrons honnêtes et travailleurs. Le bonheur, en somme. Qui pourrait rêver mieux ? N'empêche...

L'homme, quelque peu excédé, s'était mis à arpenter la pièce avec agitation.

- Tu te mets de fausses idées en tête, 228. Tu n'as pas le droit de dire des choses pareilles ; pas le droit. Après tout ce que le Comité a fait pour nous ! Nous avons même obtenu l'autorisation de copuler une fois tous les deux mois ; c'est pas courant, tu sais ! J'en connais à l'usine qui ne le font que deux fois l'an ! Etre immortels, ça a aussi son prix.

Eh bien tu vois, à choisir, je préférerais que tout soit comme avant. Le soleil, l'air pur, les oiseaux, les rivières et les lacs, les montagnes, pas cette saleté d'oxygène en boîte et ce satané soleil artificiel. Ils n'ont aucune saveur. C'est toujours pareil. Jamais de pluie, jamais d'orages ni de neige. Jamais rien. On s'ennuie, 341, on s'ennuie... à mourir !

_ Mais tais-toi donc, bon sang ! Es-tu devenue folle ? On pourrait nous entendre ! Nous retirer tous nos privilèges !

- Tu te fais des idées, 341. Je t'assure : personne ne nous écoute. Tu sais bien que ces pratiques ont été abolies. Je l'ai entendu dire à la TV ; et ils ne mentent jamais.

- Peut-être, mais c'est dangereux.

La femme décroisa ses jambes et soupira avec dépit.

- Tu as raison. Je le sais bien. On est condamné à ce bonheur perpétuel et glacé, cette platitude triste et morose qu'est devenue la vie, mais ils disent que c'est le prix à payer pour atteindre la perfection. Et bien tu vois, je n'en veux pas de leur perfection. J'aimerais vivre ; vraiment. Pas par procuration. Vivre. Avoir des enfants, copuler quand je le désire, aller en vacance à la mer, vieillir à tes côtés – oui, vieillir - et rire et pleurer. C'est pas compliqué ce que je demande, pas compliqué. Vivre, tout simplement !

Elle était au bord des larmes et ses mains, qu’elle tenait serrées l’une contre l’autre, tremblaient violemment.

- Tu sais comme moi que c'est impossible, 228. Tout ça n'existe plus. C'est fini, révolu. Il faut regarder l'avenir, aborder avec fierté les siècles glorieux que la race humaine a devant elle, et ne pas oublier notre but ultime : porter la Révolution du peuple aux races opprimées de la Galaxie afin, qu'eux aussi, connaissent un jour ce bonheur qui nous submerge.

- Tu parles comme un poli-prêcheur !

- Dans ta bouche, on dirait que c'est un reproche ! Mais n'est-ce pas le but de chaque travailleur que d'être admis au sein du Parti ? A la droite même de notre Seigneur (louées soient ses mains calleuses) ? N'est-ce pas le but de tous nos efforts et de notre vie tout entière ? Je n'aime pas ta façon de parler. J'ai presque envie d'avertir le Comité de délation. Toi et tes idées perverses ! Respirer l'air pur, avoir des enfants... Te rends-tu compte seulement à quel point tout cela est dégoûtant ?

L’homme était rouge de fureur et serrait ses poings si forts que ses phalanges en étaient devenues blanches.

- Et le Dogme ? poursuivit-il, oublies-tu que Jazès-33, le Dernier-A-Porter-Nom, fut attaché sur une croix de métal par les légions de Ponszom Pilwat en personne, le chef honni des Ecumeurs temporels, et…

- Je sais tout cela, fit la femme d’une voix contrite. Excuse-moi, 341. Un moment de déprime. Tout va s'arranger. Ca va passer, je t’assure.

- Il vaudrait mieux. Enfin... Je crois qu'on a tous les deux besoin d'un peu de détente. J'ai bien envie de leur téléphoner...

La femme avait brusquement relevé la tête et ses yeux brillants lançaient des éclairs d’envie.

- Tu parles sérieusement ? Tu sais que ça coûte les yeux de la tête ! C'est de la folie : tu l'as déjà fait il y a six mois !

- On a bien le droit de dépenser le salaire généreusement offert par l'Etat, après tout. Ils l'ont dit à la réunion. Il est tout à fait légitime que le travailleur, après avoir donné peine et sueur à la Patrie, puisse jouir d'un repos bien mérité. On s'est battu au syndicat pour l'avoir cette demi-heure de détente. On ne va pas la lâcher. Viens. Je vais téléphoner.

- 341, je crois que je t'aime.

- Ne dis pas de grossièretés, 228. Donne-moi plutôt le numéro... Là ! J'y suis… Allô ? Office des détentes & loisirs ? Ici 341, de la cité A-45693. Oui. Nous aimerions commander quelque chose de très spécial. Oui. Une maladie horrible. Quelque chose de vraiment infect… et de douloureux, très douloureux !… Comment ? La peste bubonique ? Oui, ce sera parfait, vraiment parfait !

- Tu es fou, 341 ! Tu es sûr qu'on en a les moyens ?

- Mais oui, 228 ! Arrête de parler, je n'entends plus ce que me dit la standardiste ! Comment ? La livraison aura lieu d'ici quelques minutes ? Entendu. Je réglerai comme d'habitude. Oui. Je te remercie, camarade. Oui. Liberté à toi aussi.

- C'est de la folie, mais je m'en réjouis d'avance. Toutes ces douleurs... Je n'ai jamais essayé la peste. Il paraît qu'on souffre beaucoup. J'ai été un peu déçue par le choléra en février. Les voisins m'ont dit que la peste, c'était très bien. Mais tu es vraiment sûr que ça va pas nous faire de mal ? Enfin, je veux dire vraiment ?

- Ne dis pas de sottises, 228. C’est du bidon, un truc. Drogues de synthèse qu'ils appellent ça. Tu sais, moi j'y comprends rien, mais le Comité a dit que c'était un excellent exutoire physique et psychique pour le travailleur.

- N'empêche, ça a beau être du chiqué, ça fait drôlement réel... Ah ! Je crois qu'on a sonné : la livraison est plus rapide que la dernière fois. Vraiment, 341, tu me gâtes trop, tu sais. Je crois sincèrement que je commence à t'aimer.

- Je t'ai déjà dit d'oublier ces idées répugnantes ! Viens. Aide-moi plutôt à ouvrir le paquet. Tu verras : ça nous fera du bien...

Comme promis, voici une courte nouvelle qui, je l'espère, vous plaira...


« Lasciate ogne speranza,

voi ch’intrate »

Dante


La jeune fille restait prostrée dans un coin sombre du wagon. Elle ne se souvenait de rien : ni qui elle était, ni d’où elle venait.

Bercée par le doux ronronnement du moteur et les balancements hypnotiques de la voiture, son esprit s’engourdit peu à peu, et elle sombra rapidement dans un profond sommeil.

Elle se réveilla en sursaut lorsqu’elle sentit qu’on lui secouait l’épaule : une clocharde en haillons la surplombait, exhibant un large sourire édenté. Elle sentait effroyablement mauvais, et de rares cheveux jaunâtres luisant de graisse encadraient son visage, aussi ridé qu’une vieille pomme. Un énorme nez en bec d’aigle émergeait de ses traits flasques et adipeux, lui donnant l’apparence d’une sorcière moyenâgeuse.

Lorsqu’elle se mit à parler, la jeune fille dut détourner la tête tant son haleine empestait l’alcool.

- Je t’ai fait peur, mon enfant ? demanda la vieillarde d’une voix étrangement douce.

La jeune fille, qui s’était pelotonnée dans son siège, ne répondit rien. Elle frissonnait et ses pupilles s’étaient agrandies jusqu’à faire disparaître ses iris bleu-nuit.

Aussitôt, la vielle femme retira sa main de son épaule et s’assit face à elle, couvant la gamine de ses yeux chassieux.

- Excuse-moi si je t’ai fait peur, petite, mais je t’ai entendu pleurer dans ton sommeil et suis venu voir si quelque chose n’allait pas.

- Je m’appelle Sarah, poursuivit-elle, et toi, quel est ton nom ?

Rassurée par sa voix apaisante, la jeune fille lui répondit :

- Je… je m’appelle Rose. C’est une des seules choses dont je me souvienne. Que faisons-nous dans ce train, madame ? Et pourquoi mes parents ne sont-ils pas avec moi ?

- Tu te souviens de tes parents ?

- Vaguement… Mais je me rappelle avoir un chat ; il s’appelle Filou.

- Très joli nom, fit Sarah.

- Mais pourquoi sommes-nous ici et où allons-nous ?

La vieille femme soupira et prit un air pensif.

- Là où nous devons aller, répondit-elle évasivement.

- Et pourquoi ai-je perdu la mémoire ? persista la jeune fille.

- Pour ton bien ; c’est la dernière faveur qu’on t’accordera…

Rose ne comprit pas la véritable portée de ces paroles et s’en contenta pour l’instant. Tournant son visage hâve vers la vitre, elle tenta sans succès de percer l’obscurité absolue, presque palpable tant elle semblait matérielle, régnant à l’extérieur.

Sarah, devinant ses pensées, devança sa nouvelle amie :

- Inutile d’essayer d’ouvrir la fenêtre, petite ; j’ai déjà essayé. Et la vitre, ajouta-t-elle bizarrement, est incassable.

Rose l’examina un instant, les sourcils froncés, ne comprenant pas vraiment ce que la vieille dame voulait dire : qui aurait l’idée de briser une vitre dans un train en marche ?

Elle fut rapidement sortie de ses réflexions par un bruit de pas traînants dans le couloir. Cela ressemblait en fait plus à un frottement visqueux qu’à des pas, constata avec effroi la jeune fille. Elle était sur le point de se lever, lorsque Sarah lui conseilla vivement de se rasseoir si elle ne voulait pas avoir d’ennuis.

Rose s’exécuta, tremblante et apeurée. Quel pouvait bien être cette… chose qui s’approchait du compartiment ?

Une fois de plus, la vieillarde la devança et lui expliqua que ce n’était que le contrôleur.

Rose, à moitié rassurée, se rasséréna quelque peu.

- As-tu ton ticket, au fait ? demanda Sarah d’une voix anxieuse.

- Je… je n’en sais rien.

La vieille femme commençait à montrer des traces de panique.

- Fouille ton pantalon, lui exhorta-t-elle, il doit s’y trouver. Et dépêche-toi : Il arrive !

Rose s’exécuta aussi vite qu’elle le put et ressortit de l’une de ses poches un petit morceau de carton couvert de caractères phosphorescents indéchiffrables.

- Madame, commença-t-elle, je n’arrive pas à…

- Tais-toi donc, fillette, lui ordonna Sarah en sortant son propre ticket. Ne dis surtout rien et tends ton passe lorsqu’Il te le demandera, lui expliqua-t-elle d’une voix étranglée par la peur.

Un être en bure noire, le visage caché par un capuchon, glissait silencieusement dans le couloir, d’étranges et nauséabondes volutes de brume s’attachant à ses pas.

Rose ouvrit des yeux grands comme des soucoupes en voyant cette apparition de cauchemar se pencher et, sans un mot, lui tendre une main décharnée à la peau aussi parcheminée que celle d’une momie.

Les deux voyageuses déposèrent leurs billets dans ses griffes, et il continua son chemin, sans proférer le moindre son.

Une fois le contrôleur hors de vue, Sarah lança un soupir de soulagement ; puis, après une minute de silence angoissé, se pencha sur sa protégée :

- Sais-tu ce qu’Il fait si tu n’as rien sur toi ?

- Heu… non, madame, répondit Rose, effrayée.

- Il te jette dehors ! Là où les maigres bêtes de la nuit te pincent en ricanant !

Rose, terrorisée, s’enfonça dans son fauteuil de cuir. Si elle avait pu y disparaître, elle se serait introduite dans les coutures pour se protéger du mal qui l’entourait, et qu’elle sentait croître au fur et à mesure que le temps passait.

Sentant la terreur envahir la jeune fille, Sarah prit sa petite main moite dans la sienne.

- Quel âge as-tu, mon enfant ?

- Onze ans… enfin, je crois.

Une ombre passa rapidement dans les yeux gris de la vieille femme. Elle secouait la tête en marmonnant des phrases incohérentes :

- Mon Dieu, si jeune… Mais qu’a-t-elle pu… Si seulement je pouvais…

- Ca va, madame ? demanda Rose en voyant sa compagne d’infortune parler toute seule.

- Ca ira, ne t’inquiète pas, lui assura-t-elle en lui tapotant la main en signe d’encouragement. Nous devrons être très fortes, tu sais, très fortes. Mais je serai là et je te protégerai aussi longtemps que possible ; j’ai vu en toi un caractère bien trempé : peut-être pourras-tu… Non, fit-elle en secouant la tête, jamais personne n’a… Si jeune… Mon Dieu, si jeune…

La pocharde finit par s’endormir, bercée par les perpétuels oscillements du wagon.

Rose récupéra sa main et se pelotonna au fond de son siège, attendant la fin de cet interminable voyage vers l’inconnu. Au bout de quelques minutes, elle se mit à somnoler et fut brusquement réveillée en entendant le crissement des freins et le train s’arrêter.

Scrutant avec appréhension la fenêtre, elle ne vit que l’habituelle noirceur de poix qui l’accompagnait depuis qu’elle s’était réveillée dans ce wagon.

Sarah, déjà aux aguets, fit signe à sa protégée de se taire et de ne surtout pas bouger.

Au bout d’une minute, le convoi repartit vers son impensable destination. Rose, dépitée, ayant cru ce voyage arrivé à son terme, s’enfonça de plus belle dans son fauteuil, lorsqu’une silhouette spectrale passa devant le compartiment. C’était apparemment pour lui que le train s’était arrêté.

L’homme avait la peau blême, d’un gris malsain, et tenait une petite mallette noire à la main.

Fort bien vêtu, bien que dans des tons plutôt tristounets, il passa sans même remarquer les deux passagères.

Rose, curieuse, ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil à cet étrange personnage et passa en douce la tête dans le couloir avant que Sarah ne puisse l’en empêcher.

Poussant un cri d’épouvante, les yeux agrandis par une terreur mortelle, elle se rua dans le giron de la vieille femme qui l’accueillit avec un demi-sourire navré, les yeux emplis de larmes. Lui caressant doucement les cheveux, elle tenta de la calmer de son mieux.

Cela prit plusieurs minutes, mais Rose finit par reprendre ses esprits et put enfin raconter ce qu’elle avait vu à la vieille dame.

- C’était… C’était horrible ! De face, il paraissait à peu près normal, mais de dos… Il avait la tête toute ouverte, madame ! Et de la cervelle en dégoulinait, laissant des traces sur le sol !

- C’était… C’était… A bout de nerfs, la jeune fille éclata en sanglots.

- Ca ira, ça ira, ma belle ; tu t’y habitueras, lui susurrait Sarah en la berçant doucement pour l’endormir, tu t’y habitueras…

Lorsque Rose se réveilla, la vieillarde l’ayant confortablement installée sur sa couchette après l’avoir recouverte de son châle mité, elle ouvrit les yeux, un regard horrifié déformant sa face. En reconnaissant le compartiment et sa compagne de voyage, ses traits se détendirent.

- Où allons-nous, madame ? demanda-t-elle à nouveau d’une toute petite voix.

- Là d’où personne ne revient, ma chérie.

- Et mes parents, vais-je les retrouver ?

Sarah secoua la tête lentement.

- Je suis désolée…

Après plusieurs heures d’un sommeil entrecoupé de rêves informes où des pattes velues essayaient en vain de l’agripper, Rose se réveilla, ayant senti que le train s’arrêtait.

Sarah s’était déjà levée.

- Je crois bien que nous sommes arrivées, ma petite, dit-elle en lui prenant la main. Tu dois maintenant être forte, tu m’entends ? La plus courageuse des petites filles de la terre !

Rose lui répondit en hochant la tête de façon peu convaincante.

En descendant du wagon, un froid mordant agressa les deux femmes, collées l’une à l’autre pour se réchauffer. L’obscurité était plus dense et angoissante que jamais, mis à part la froide et pâle lueur phosphorescente d’un panneau indicateur. On pouvait y lire : « Cinquième Cercle (Terminus).»

Rose, n’y comprenant rien, tourna sa frimousse gracile vers la vieille femme, cherchant une explication, pour s’écarter aussitôt d’elle avec effroi : la clocharde tenait un revolver encore fumant dans sa main osseuse. C’est alors qu’elle se souvint : les coups, les brûlures, les hurlements et ce que papa venait chaque soir faire dans sa chambre.

Pris d’un mauvais pressentiment, elle abaissa lentement les yeux sur ses habits ; ils étaient maculés de sang et, dans sa main droite, blanche et délicate, se trouvait un énorme couteau de boucher dégoulinant d’un liquide rouge et poisseux.

Sarah lui sourit de sa bouche édentée, alors que des glissements furtifs, des chuchotements rauques se rapprochaient insidieusement des deux malheureuses.

- Je vois que tu as retrouvé la mémoire, lui dit-elle.

Ce fut la dernière fois que Rose vit sa compagne d’infortune avant d’être emmenée au loin par des serres aux longs doigts griffus. Par-delà les ricanements et les râles des créatures l’emportant vers sa destination finale, elle entendit, bien que ne la discernant presque plus, la voix de Sarah, allant décrescendo :

- Mon Dieu… Si jeune !

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