Nouvelle : Le Train (2006)

Comme promis, voici une courte nouvelle qui, je l'espère, vous plaira...


« Lasciate ogne speranza,

voi ch’intrate »

Dante


La jeune fille restait prostrée dans un coin sombre du wagon. Elle ne se souvenait de rien : ni qui elle était, ni d’où elle venait.

Bercée par le doux ronronnement du moteur et les balancements hypnotiques de la voiture, son esprit s’engourdit peu à peu, et elle sombra rapidement dans un profond sommeil.

Elle se réveilla en sursaut lorsqu’elle sentit qu’on lui secouait l’épaule : une clocharde en haillons la surplombait, exhibant un large sourire édenté. Elle sentait effroyablement mauvais, et de rares cheveux jaunâtres luisant de graisse encadraient son visage, aussi ridé qu’une vieille pomme. Un énorme nez en bec d’aigle émergeait de ses traits flasques et adipeux, lui donnant l’apparence d’une sorcière moyenâgeuse.

Lorsqu’elle se mit à parler, la jeune fille dut détourner la tête tant son haleine empestait l’alcool.

- Je t’ai fait peur, mon enfant ? demanda la vieillarde d’une voix étrangement douce.

La jeune fille, qui s’était pelotonnée dans son siège, ne répondit rien. Elle frissonnait et ses pupilles s’étaient agrandies jusqu’à faire disparaître ses iris bleu-nuit.

Aussitôt, la vielle femme retira sa main de son épaule et s’assit face à elle, couvant la gamine de ses yeux chassieux.

- Excuse-moi si je t’ai fait peur, petite, mais je t’ai entendu pleurer dans ton sommeil et suis venu voir si quelque chose n’allait pas.

- Je m’appelle Sarah, poursuivit-elle, et toi, quel est ton nom ?

Rassurée par sa voix apaisante, la jeune fille lui répondit :

- Je… je m’appelle Rose. C’est une des seules choses dont je me souvienne. Que faisons-nous dans ce train, madame ? Et pourquoi mes parents ne sont-ils pas avec moi ?

- Tu te souviens de tes parents ?

- Vaguement… Mais je me rappelle avoir un chat ; il s’appelle Filou.

- Très joli nom, fit Sarah.

- Mais pourquoi sommes-nous ici et où allons-nous ?

La vieille femme soupira et prit un air pensif.

- Là où nous devons aller, répondit-elle évasivement.

- Et pourquoi ai-je perdu la mémoire ? persista la jeune fille.

- Pour ton bien ; c’est la dernière faveur qu’on t’accordera…

Rose ne comprit pas la véritable portée de ces paroles et s’en contenta pour l’instant. Tournant son visage hâve vers la vitre, elle tenta sans succès de percer l’obscurité absolue, presque palpable tant elle semblait matérielle, régnant à l’extérieur.

Sarah, devinant ses pensées, devança sa nouvelle amie :

- Inutile d’essayer d’ouvrir la fenêtre, petite ; j’ai déjà essayé. Et la vitre, ajouta-t-elle bizarrement, est incassable.

Rose l’examina un instant, les sourcils froncés, ne comprenant pas vraiment ce que la vieille dame voulait dire : qui aurait l’idée de briser une vitre dans un train en marche ?

Elle fut rapidement sortie de ses réflexions par un bruit de pas traînants dans le couloir. Cela ressemblait en fait plus à un frottement visqueux qu’à des pas, constata avec effroi la jeune fille. Elle était sur le point de se lever, lorsque Sarah lui conseilla vivement de se rasseoir si elle ne voulait pas avoir d’ennuis.

Rose s’exécuta, tremblante et apeurée. Quel pouvait bien être cette… chose qui s’approchait du compartiment ?

Une fois de plus, la vieillarde la devança et lui expliqua que ce n’était que le contrôleur.

Rose, à moitié rassurée, se rasséréna quelque peu.

- As-tu ton ticket, au fait ? demanda Sarah d’une voix anxieuse.

- Je… je n’en sais rien.

La vieille femme commençait à montrer des traces de panique.

- Fouille ton pantalon, lui exhorta-t-elle, il doit s’y trouver. Et dépêche-toi : Il arrive !

Rose s’exécuta aussi vite qu’elle le put et ressortit de l’une de ses poches un petit morceau de carton couvert de caractères phosphorescents indéchiffrables.

- Madame, commença-t-elle, je n’arrive pas à…

- Tais-toi donc, fillette, lui ordonna Sarah en sortant son propre ticket. Ne dis surtout rien et tends ton passe lorsqu’Il te le demandera, lui expliqua-t-elle d’une voix étranglée par la peur.

Un être en bure noire, le visage caché par un capuchon, glissait silencieusement dans le couloir, d’étranges et nauséabondes volutes de brume s’attachant à ses pas.

Rose ouvrit des yeux grands comme des soucoupes en voyant cette apparition de cauchemar se pencher et, sans un mot, lui tendre une main décharnée à la peau aussi parcheminée que celle d’une momie.

Les deux voyageuses déposèrent leurs billets dans ses griffes, et il continua son chemin, sans proférer le moindre son.

Une fois le contrôleur hors de vue, Sarah lança un soupir de soulagement ; puis, après une minute de silence angoissé, se pencha sur sa protégée :

- Sais-tu ce qu’Il fait si tu n’as rien sur toi ?

- Heu… non, madame, répondit Rose, effrayée.

- Il te jette dehors ! Là où les maigres bêtes de la nuit te pincent en ricanant !

Rose, terrorisée, s’enfonça dans son fauteuil de cuir. Si elle avait pu y disparaître, elle se serait introduite dans les coutures pour se protéger du mal qui l’entourait, et qu’elle sentait croître au fur et à mesure que le temps passait.

Sentant la terreur envahir la jeune fille, Sarah prit sa petite main moite dans la sienne.

- Quel âge as-tu, mon enfant ?

- Onze ans… enfin, je crois.

Une ombre passa rapidement dans les yeux gris de la vieille femme. Elle secouait la tête en marmonnant des phrases incohérentes :

- Mon Dieu, si jeune… Mais qu’a-t-elle pu… Si seulement je pouvais…

- Ca va, madame ? demanda Rose en voyant sa compagne d’infortune parler toute seule.

- Ca ira, ne t’inquiète pas, lui assura-t-elle en lui tapotant la main en signe d’encouragement. Nous devrons être très fortes, tu sais, très fortes. Mais je serai là et je te protégerai aussi longtemps que possible ; j’ai vu en toi un caractère bien trempé : peut-être pourras-tu… Non, fit-elle en secouant la tête, jamais personne n’a… Si jeune… Mon Dieu, si jeune…

La pocharde finit par s’endormir, bercée par les perpétuels oscillements du wagon.

Rose récupéra sa main et se pelotonna au fond de son siège, attendant la fin de cet interminable voyage vers l’inconnu. Au bout de quelques minutes, elle se mit à somnoler et fut brusquement réveillée en entendant le crissement des freins et le train s’arrêter.

Scrutant avec appréhension la fenêtre, elle ne vit que l’habituelle noirceur de poix qui l’accompagnait depuis qu’elle s’était réveillée dans ce wagon.

Sarah, déjà aux aguets, fit signe à sa protégée de se taire et de ne surtout pas bouger.

Au bout d’une minute, le convoi repartit vers son impensable destination. Rose, dépitée, ayant cru ce voyage arrivé à son terme, s’enfonça de plus belle dans son fauteuil, lorsqu’une silhouette spectrale passa devant le compartiment. C’était apparemment pour lui que le train s’était arrêté.

L’homme avait la peau blême, d’un gris malsain, et tenait une petite mallette noire à la main.

Fort bien vêtu, bien que dans des tons plutôt tristounets, il passa sans même remarquer les deux passagères.

Rose, curieuse, ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil à cet étrange personnage et passa en douce la tête dans le couloir avant que Sarah ne puisse l’en empêcher.

Poussant un cri d’épouvante, les yeux agrandis par une terreur mortelle, elle se rua dans le giron de la vieille femme qui l’accueillit avec un demi-sourire navré, les yeux emplis de larmes. Lui caressant doucement les cheveux, elle tenta de la calmer de son mieux.

Cela prit plusieurs minutes, mais Rose finit par reprendre ses esprits et put enfin raconter ce qu’elle avait vu à la vieille dame.

- C’était… C’était horrible ! De face, il paraissait à peu près normal, mais de dos… Il avait la tête toute ouverte, madame ! Et de la cervelle en dégoulinait, laissant des traces sur le sol !

- C’était… C’était… A bout de nerfs, la jeune fille éclata en sanglots.

- Ca ira, ça ira, ma belle ; tu t’y habitueras, lui susurrait Sarah en la berçant doucement pour l’endormir, tu t’y habitueras…

Lorsque Rose se réveilla, la vieillarde l’ayant confortablement installée sur sa couchette après l’avoir recouverte de son châle mité, elle ouvrit les yeux, un regard horrifié déformant sa face. En reconnaissant le compartiment et sa compagne de voyage, ses traits se détendirent.

- Où allons-nous, madame ? demanda-t-elle à nouveau d’une toute petite voix.

- Là d’où personne ne revient, ma chérie.

- Et mes parents, vais-je les retrouver ?

Sarah secoua la tête lentement.

- Je suis désolée…

Après plusieurs heures d’un sommeil entrecoupé de rêves informes où des pattes velues essayaient en vain de l’agripper, Rose se réveilla, ayant senti que le train s’arrêtait.

Sarah s’était déjà levée.

- Je crois bien que nous sommes arrivées, ma petite, dit-elle en lui prenant la main. Tu dois maintenant être forte, tu m’entends ? La plus courageuse des petites filles de la terre !

Rose lui répondit en hochant la tête de façon peu convaincante.

En descendant du wagon, un froid mordant agressa les deux femmes, collées l’une à l’autre pour se réchauffer. L’obscurité était plus dense et angoissante que jamais, mis à part la froide et pâle lueur phosphorescente d’un panneau indicateur. On pouvait y lire : « Cinquième Cercle (Terminus).»

Rose, n’y comprenant rien, tourna sa frimousse gracile vers la vieille femme, cherchant une explication, pour s’écarter aussitôt d’elle avec effroi : la clocharde tenait un revolver encore fumant dans sa main osseuse. C’est alors qu’elle se souvint : les coups, les brûlures, les hurlements et ce que papa venait chaque soir faire dans sa chambre.

Pris d’un mauvais pressentiment, elle abaissa lentement les yeux sur ses habits ; ils étaient maculés de sang et, dans sa main droite, blanche et délicate, se trouvait un énorme couteau de boucher dégoulinant d’un liquide rouge et poisseux.

Sarah lui sourit de sa bouche édentée, alors que des glissements furtifs, des chuchotements rauques se rapprochaient insidieusement des deux malheureuses.

- Je vois que tu as retrouvé la mémoire, lui dit-elle.

Ce fut la dernière fois que Rose vit sa compagne d’infortune avant d’être emmenée au loin par des serres aux longs doigts griffus. Par-delà les ricanements et les râles des créatures l’emportant vers sa destination finale, elle entendit, bien que ne la discernant presque plus, la voix de Sarah, allant décrescendo :

- Mon Dieu… Si jeune !

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