Nouvelle : Liberté !

- On a quand même de la chance. Une chance inouïe.

- Ouais, une sacrée veine ; on ne le dira jamais assez.

- Dire qu'il y a cent ans personne n’échappait à la mort !

- J'ai de la peine à y croire, franchement. Et pourtant, si mes parents avaient vécu une dizaine d'années de plus, ils auraient pu bénéficier de la Régénération continue.

- C'est vrai. Te rends-tu seulement compte de ce que les gens devaient subir en ce temps-là ? Les maladies, les douleurs, la bureaucratie… rien que des tracas sans fin !

- Et puis il y avait la vieillesse…

C'est juste : la vieillesse... Ca laisse songeur !

- Voir son corps se décrépir et se racornir sans pouvoir faire quoi que ce soit pour y remédier. Ce devait être drôlement angoissant !

- Et tout à fait inutile. Heureusement, tout ça c'est fini ; bien fini.

- Ouais. Mais n'empêche, ça me fait froid dans le dos !

L'homme se leva, étira ses membres endoloris et jeta une pastille d'air dans l'oxygénateur incorporé de son scaphandre étanche.

- Je me demande quand même si on n'y a pas perdu quelque chose, reprit la femme. Je ne sais pas. La vie devait avoir plus de relief alors.

- Tu racontes des bêtises, 228 ; la vie, à cette époque, était sale et répugnante. Ca puait, ça polluait, ça grouillait. Et puis tu oublies la criminalité, les guerres, les catastrophes naturelles. Non. On y a largement gagné, je t'assure.

- Peut-être... Mais regarde-nous, 341. Il y a deux ans que le Comité nous a appariés. J'ai une jolie maison, entièrement automatisée, tu as un boulot bien payé à l'usine et, chaque semaine, tu ne trimates pas plus que les cent douze heures syndicales. L'Office de surpopulation nous permettra peut-être même d'adopter un bébé synthétique d'ici quelques années si nous nous montrons honnêtes et travailleurs. Le bonheur, en somme. Qui pourrait rêver mieux ? N'empêche...

L'homme, quelque peu excédé, s'était mis à arpenter la pièce avec agitation.

- Tu te mets de fausses idées en tête, 228. Tu n'as pas le droit de dire des choses pareilles ; pas le droit. Après tout ce que le Comité a fait pour nous ! Nous avons même obtenu l'autorisation de copuler une fois tous les deux mois ; c'est pas courant, tu sais ! J'en connais à l'usine qui ne le font que deux fois l'an ! Etre immortels, ça a aussi son prix.

Eh bien tu vois, à choisir, je préférerais que tout soit comme avant. Le soleil, l'air pur, les oiseaux, les rivières et les lacs, les montagnes, pas cette saleté d'oxygène en boîte et ce satané soleil artificiel. Ils n'ont aucune saveur. C'est toujours pareil. Jamais de pluie, jamais d'orages ni de neige. Jamais rien. On s'ennuie, 341, on s'ennuie... à mourir !

_ Mais tais-toi donc, bon sang ! Es-tu devenue folle ? On pourrait nous entendre ! Nous retirer tous nos privilèges !

- Tu te fais des idées, 341. Je t'assure : personne ne nous écoute. Tu sais bien que ces pratiques ont été abolies. Je l'ai entendu dire à la TV ; et ils ne mentent jamais.

- Peut-être, mais c'est dangereux.

La femme décroisa ses jambes et soupira avec dépit.

- Tu as raison. Je le sais bien. On est condamné à ce bonheur perpétuel et glacé, cette platitude triste et morose qu'est devenue la vie, mais ils disent que c'est le prix à payer pour atteindre la perfection. Et bien tu vois, je n'en veux pas de leur perfection. J'aimerais vivre ; vraiment. Pas par procuration. Vivre. Avoir des enfants, copuler quand je le désire, aller en vacance à la mer, vieillir à tes côtés – oui, vieillir - et rire et pleurer. C'est pas compliqué ce que je demande, pas compliqué. Vivre, tout simplement !

Elle était au bord des larmes et ses mains, qu’elle tenait serrées l’une contre l’autre, tremblaient violemment.

- Tu sais comme moi que c'est impossible, 228. Tout ça n'existe plus. C'est fini, révolu. Il faut regarder l'avenir, aborder avec fierté les siècles glorieux que la race humaine a devant elle, et ne pas oublier notre but ultime : porter la Révolution du peuple aux races opprimées de la Galaxie afin, qu'eux aussi, connaissent un jour ce bonheur qui nous submerge.

- Tu parles comme un poli-prêcheur !

- Dans ta bouche, on dirait que c'est un reproche ! Mais n'est-ce pas le but de chaque travailleur que d'être admis au sein du Parti ? A la droite même de notre Seigneur (louées soient ses mains calleuses) ? N'est-ce pas le but de tous nos efforts et de notre vie tout entière ? Je n'aime pas ta façon de parler. J'ai presque envie d'avertir le Comité de délation. Toi et tes idées perverses ! Respirer l'air pur, avoir des enfants... Te rends-tu compte seulement à quel point tout cela est dégoûtant ?

L’homme était rouge de fureur et serrait ses poings si forts que ses phalanges en étaient devenues blanches.

- Et le Dogme ? poursuivit-il, oublies-tu que Jazès-33, le Dernier-A-Porter-Nom, fut attaché sur une croix de métal par les légions de Ponszom Pilwat en personne, le chef honni des Ecumeurs temporels, et…

- Je sais tout cela, fit la femme d’une voix contrite. Excuse-moi, 341. Un moment de déprime. Tout va s'arranger. Ca va passer, je t’assure.

- Il vaudrait mieux. Enfin... Je crois qu'on a tous les deux besoin d'un peu de détente. J'ai bien envie de leur téléphoner...

La femme avait brusquement relevé la tête et ses yeux brillants lançaient des éclairs d’envie.

- Tu parles sérieusement ? Tu sais que ça coûte les yeux de la tête ! C'est de la folie : tu l'as déjà fait il y a six mois !

- On a bien le droit de dépenser le salaire généreusement offert par l'Etat, après tout. Ils l'ont dit à la réunion. Il est tout à fait légitime que le travailleur, après avoir donné peine et sueur à la Patrie, puisse jouir d'un repos bien mérité. On s'est battu au syndicat pour l'avoir cette demi-heure de détente. On ne va pas la lâcher. Viens. Je vais téléphoner.

- 341, je crois que je t'aime.

- Ne dis pas de grossièretés, 228. Donne-moi plutôt le numéro... Là ! J'y suis… Allô ? Office des détentes & loisirs ? Ici 341, de la cité A-45693. Oui. Nous aimerions commander quelque chose de très spécial. Oui. Une maladie horrible. Quelque chose de vraiment infect… et de douloureux, très douloureux !… Comment ? La peste bubonique ? Oui, ce sera parfait, vraiment parfait !

- Tu es fou, 341 ! Tu es sûr qu'on en a les moyens ?

- Mais oui, 228 ! Arrête de parler, je n'entends plus ce que me dit la standardiste ! Comment ? La livraison aura lieu d'ici quelques minutes ? Entendu. Je réglerai comme d'habitude. Oui. Je te remercie, camarade. Oui. Liberté à toi aussi.

- C'est de la folie, mais je m'en réjouis d'avance. Toutes ces douleurs... Je n'ai jamais essayé la peste. Il paraît qu'on souffre beaucoup. J'ai été un peu déçue par le choléra en février. Les voisins m'ont dit que la peste, c'était très bien. Mais tu es vraiment sûr que ça va pas nous faire de mal ? Enfin, je veux dire vraiment ?

- Ne dis pas de sottises, 228. C’est du bidon, un truc. Drogues de synthèse qu'ils appellent ça. Tu sais, moi j'y comprends rien, mais le Comité a dit que c'était un excellent exutoire physique et psychique pour le travailleur.

- N'empêche, ça a beau être du chiqué, ça fait drôlement réel... Ah ! Je crois qu'on a sonné : la livraison est plus rapide que la dernière fois. Vraiment, 341, tu me gâtes trop, tu sais. Je crois sincèrement que je commence à t'aimer.

- Je t'ai déjà dit d'oublier ces idées répugnantes ! Viens. Aide-moi plutôt à ouvrir le paquet. Tu verras : ça nous fera du bien...

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